Georges Castera : créolité, modernité
Les retombées du surréalisme quant à la poésie antillaise s’avèrent évidentes lorsque l’on sait que ce mouvement européen, fondé par André Breton, qui favorise une exploration approfondie de l’inconscient par le biais de l’automatisme pour que le poète découvre sa vérité, permet au créateur antillais de faire un premier pas vers ses origines. Cette fervente conquête de son essence identidaire préfigure l’éclosion de la négritude dont les représentants Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire assurèrent la valorisation comme pour se libérer des forces traditionnelles du colonialisme. Bien que cet appel à l’Afrique fût mythique comme le disent Confiant, Chamoiseau et Bernabé dans leur “Éloge de la créolité”, la négritude demeure une étape qui renforcera, à la longue, notre antillanité et nous défera de l’emprise littéraire européenne. Il s’ensuit un éclatement du multilinguisme dans le monde littéraire des pays du Sud qui est, avant tout, une “donnée de la Caraïbe” suivant Glissant, qui le certifie dans «Le Discours antillais, un signe de la modernité»
Comme Braithwaite, poète jamaïcain, qui préféra écrire sa poésie dans le patois jamaïcain, Frankétienne, Félix Morisseau-Leroy, Georges Castera et d’autres se dressent dans la créolité pas pour s’enterrer dans “l’incommunicabilité”, mais plutôt s’ancrent dans l’oralité, puisque Chamoiseau, Confiant et Bernabé avancent que “vivre une créolite complexe revenait à vivre le monde ou pour reprendre une expression d’Edouard Glissant, “le Tout Monde”. (Éloge de la créolité, p. 50)
Pour cela, il est important d’analyser la portée du bilinguisme de Georges Castera puisqu’il permet à son oeuvre poétique de transcender l’universalité traditionnelle. Glissant nous confirme dans son «Discours antillais» que “les langues en relation trament la poétique imprévisible de la modernité.” (p.356)
Un outil de liberté
En conséquence, Georges Castera transmet au lecteur son souhait dans le poème du même titre, issu du recueil «Voix de tête» publié en 1996:
Les mots sont contagieux
apprends donc les plus utiles
et transmets-les comme ta part de liberté.
La poésie de Castera se déclare outil de liberté et se dénoue sans effort. Ainsi, les mots qui sont de nature contagieuse lui collent sur la peau; la mesure dans le délire s’avère inévitable puisque l’oeuvre devra transmettre, malgré sa modernité imprévisible, un message sensé qui fait corps avec le credo du poète.
Bien qu’il y a [it] le mouvement de la rue qui se repeuple de voix désobéïssantes”, comme pour recouvrer l’autonomie créative, “il y a le mouvement de tes lèvres dans ce mouvement de sources brûlées.” (“Mouvement” in Rature d’un miroir- 1992)
En effet, le mouvement des lèvres reste irréversible bien que les sources soient détruites; coupées de ses origines, l’oralité demeure grâce à la désobéïssante voix du diseur de paroles. Comme Edouard Glissant l’exige dans son Discours antillais, “Il s’agit pour nous de concilier enfin les valeurs des civilisations de l’écrit et les traditions longtemps infériorisées des peuples de l’oralité.” (p.462)
Dès lors, la parole durant l’esclavage était interdite, la lecture punie à mort, le langage était source d’explosion libératrice et dans le poème “Clameurs”, publié dans «Quasi parlando» en 1993, le poète et son amante ont “auné des mots” sans faute “pour le long terme” puisqu’ils s’abritèrent sous “l’arbre sous paroles”. Pour que leur histoire s’inscrive pour la posterité, la parole et la nature devront former symbiose. Bien que nos sources soient brûlées, la mémoire ne sera préservée que par le poète et le romancier parce que : Riche de la vision intérieure, la connaissance, ou poétique, serait supérieure à une connaissance scientifique, historique. (Éloge de la créolité p.63)
Une histoire inaccessible aux historiens
Comme Confiant, Chamoiseau et Bernabé le confirment, l’histoire antillaise demeure inaccessible aux historiens. C’est pourquoi, selon Castera, “toutes nos mémoires sont sur la plus haute tige. (« Accent circonflexe sur le A » in « Voix de tête ») et nos sources ensablées pour reprendre le titre d’un des poèmes de l’auteur, issu du recueil de poèmes, Brûler. Pour cela, Castera n’eut pas peur de faire face à la créolité. D’après lui, le poème est “La pièce de conviction du procès à venir”. (“Litige” in « Voix de tête »)
L’oeuvre poétique remplit le rôle désormais de témoignage quant à la vérité historique des peuples puisque dans l’ère de la créolité, de la modernité:
La poésie n’est pas un amusement, ni un étalage de sentiments ou de beautés. Elle informe aussi une connaissance, qui ne saurait être frappée de caducité. (Éloge de la créolité, p.95)
Ainsi, la poésie créole s’impose parce qu’elle se veut nécessaire quant à son rôle dans la quête de notre liberté linguistique qu’exige la modernité. Le monolinguisme est refuté parce qu’il est du centre d’après Glissant. Dans sa « Poétique de la Relation », Glissant explique comment les rapports de domination s’intervertissent. En conséquence, les mélanges explosent en créations fulgurantes (…) Les puristes s’en indignent ; les poètes de la Relation s’en émerveillent. Les emprunts ne sont pas dommageables qu’en ces moments où ils se font passifs parce qu’ils sanctionnent une domination. (« Poétique de la Relation » p.119)
C’est pourquoi Castera déclare sa liberté et s’écrie: “M se poèt tonnè. Pa anmègde gramè m” dans le poème du même titre, issu du recueil de poèmes « Pwenba » (Je suis poète, tonnerre. N’emmerdez pas ma grammaire). Les strictes règles de la langue et le poète de la créolité ne vont pas de pair puisque ses mots sont chantés à l’oreille de la mer: “S’on chante m pale nan zorèy lanmè. (“M se poèt tonnè” in « Pwenba » p.17)
Ainsi, dans son poème “Certitude”, extrait de son recueil de poèmes intitulé « Voix de tête », il le dit encore une fois:
Je n’appartiens pas au temps des grammairiens mais à celui de l’éloquence étouffée.
Aime-moi comme une maison qui brûle.
La passion et l’éloquence de la parole priment sur la structure poétique traditionnelle puis elles se voulaient “étouffée[s]”, or le créole représente “une des forces de notre expressivité” suivant les experts de la créolité, Confiant, Bernabé et Chamoiseau. D’après eux, “la littérature créole d’expression créole aura donc pour tâche première de construire cette langue écrite, sortie indispensable de sa clandestinité.” (Éloge de la créolité, p.45) Georges Castera la construit par sa verve poétique qui la rend énergique et vivante dans le malheur et la misère haitïenne puisque le peuple haïtien:
200 zan l ap frape
Kòl atè
li pale on lang
li poko ka ekri
Sa l ap pale (“Lwa pa nou” in « Pwenba » p.27)
Il y a deux cent ans qu’il se frappe le corps par terre, qu’il déparle, qu’il parle une langue qu’il ne peut pas écrire. En d’autres mots, Castera veut nous libérer de la paralysie qu’impose la tradition monolingue européenne puisque l’oralité se défait de toute économie et entre dans la poétique officielle du monde moderne. Elle réfute le purisme pour laisser jaillir le délire de la parole ancestrale, reconstruite dans une langue jusque là illégitime.
Puisque le poète moderne ne garantit pas la croyance en la supériorité de la langue écrite sur la langue orale, Glissant nous affirme dans sa « Poétique de la Relation » qui s’effectue en : Un effort dramatique de la plupart des langues orales pour se fixer, c’est-à-dire rejoindre l’écriture, au moment où celle-ci perdait son absolu. (p.176)
Pour cela, Georges Castera nous déclare que “nous sommes des écritures mal livrées, sous emballage de villes solitaires, des écritures renversées sur le ventre”, dans son poème “Nous sommes des écritures” tiré de son ouvrage intitulé « Quasi parlando ». Bien que l’écrivain incompris a sa voix perdue dans le vide et évolue dans un monde qui ne le respecte pas, il l’affirme bien que “ce so[ie]nt les mots [qui] le choisissent. Il ne peut reculer devant sa charge de “marqueur de paroles” ( « Éloge de la créolité » p.35), vocation vitale parce que si “la parole est bouchée, [apparaît], le silence, un oiseau mort.”
Georges Castera nous procure non seulement la passion mais aussi assure la vie puisque l’absence de la parole mène à la mort et la poésie, c’est le commencement. Castera, avant tout, veut que “la poésie redevienne cette voix pure qui met l’aube en chantier”. (J’ai poussé le grand cri de la mer in Voix de tête(1996)) Castera s’assume, debout, “le bilinguisme entre les cuisses”, risque tout de même “dans le malvivre du poème”, afin qu’il demeure sans broncher, bâtisseur de l’espoir et de la liberté.
Bibliographie:
Bernabé, Jean. Chamoiseau, Patrick. Confiant, Raphaël. «Éloge de la créolité». Gallimard 1996.
Castera, Georges. «L’encre est ma demeure». Actes Sud 2006.
Castera, Georges. «Pwenba». Editions Ateliers Jeudi Soir, Port au Prince. 2012.
Depestre, René. «Bonjour et adieu à la négritude». Seghers, Éditions Robert Laffont S. A. Paris. 1980.
Glissant, Edouard. « Le discours antillais». Éditions du Seuil 1981.
Glissant, Edouard. « Poétique de la Relation». Gallimard 1990.
Valérie Armand
Le Nouvelliste
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